A L’ÉCOUTE
DE LA NATURE
La Forêt Enchantée
Mais quel tintamarre, soudain ! Que se passe-t-il donc là, au fond du bois, près du ruisseau qui sourd à la naissance de la combe ?
Des druidesses échevelées auraient-elles établi leur séminaire annuel, là même, à quelques centaines de mètres, au beau milieu d’une clairière d’habitude si paisible ? Des débats houleux, au sujet du nombre exact de perles rouges nécessaire à la confection d’une mystérieuse crème anti-rides « Velleda* », s’en serait-il suivi ? Suscitant une controverse déchaînée ?
Est-ce un rituel, un tantinet arrosé en l’honneur de Februus, le dieu de la mort, quelque peu mal embouché, cette fois ? Une célébration festive ? Lors de Februales plus bruyantes qu’à l’accoutumée ? Ou bien encore une ronde effrénée de fées mutines, laissant éclater des rires de baleine hystérique ?
A moins qu’il ne s’agisse, tout simplement, de trolls s’écharpant en bandes rivales, lors d’un deal qui aurait mal tourné ? La délinquance, on le sait, gangrène insidieusement les bosquets dépérissant, à mesure que la pauvreté sévit.
Reconnaissons qu’à la mi- février, les châtaignes se font rares ; de là à s’étriper, il n’y a qu’un pas infâme à franchir. Quand la faim tord les entrailles criantes, l’estomac impose ses règles barbares à la raison médusée.
Il nous faut tirer ça au clair, et vite ! Prenons notre courage à deux micros, et avançons le plus discrètement possible. Il s’agit de disparaître, enfin presque, se fondre pour mieux saisir toutes les subtilités de la chose. Ne pas l’effrayer surtout !
Qu’allons-nous découvrir, ce matin, que nous ne sachions déjà ?
Alors que nous progressons dans l’entrelacs des rameaux tendus d’épines, nous ressentons d’étranges fulgurances. L’encéphale en est traversé de part en part. Nous voilà tourneboulé, rien qu’à l’idée d’approcher l’inaudible vérité !
Nous frisons le court-circuit, mais tenons bon ; il le faut car nous touchons presque au but… un hypermonde fantastique est juste à portée de nos capsules de microphone. Leurs membranes frémissent, à l’unisson de la ferveur qui nous habite.
Ecoutez…
Depuis combien de milliers d’années, la chose se reproduit sous le ciel d’hiver de l’hémisphère nord ?
Mais c’est un fait, la chose se déplace dans l’espace et dans le temps. Jamais seule !
Se pourrait-il qu’elle soit ubiquiste ? En effet, elle peut être là en février et mars, puis ailleurs à des centaines de kilomètres en avril.
Mais pour un temps seulement, car à l’amorce du printemps, un appel puissant se fait alors ressentir en elle, l’intimant à partir, avec ses sœurs, à des milliers de kilomètres, jusqu’à la limite du cercle arctique. De la toundra à la taïga, partout, leurs chants célébreront leur retour aux pays des aurores boréales.
Il lui faudra être prête, avoir répété, assidûment l’hiver durant, en chœur ou parfois dans l’intimité d’un buisson, les formules sacrées : celles qui ouvrent les layons de la félicité.
Ecoutez…
Le ciel est lézardé tout à coup d’une déchirure puis d’une seconde, et d’une autre encore ; autant d’éclairs furtifs, émis entre 6000 et 8000 hertz environ, reliant leurs autrices entre elles, de jour comme de nuit, au crépuscule surtout. Qui écoute attentivement, les entendra.
Vous n’aurez alors que quelques brefs instants pour entrevoir… les apsaras nordiques éployant leur robe d’apparat.
Leur solidarité impressionne, et impose notre respect. En chacune d’elle, se crée une émulation communicative. Elles sont un seul peuple, unies dans une destinée commune, faite de neige empreinte de tourbe millénaire.
Ecoutez comme elles sont braves, les filles du ciel…
Il y a des mots doux, qui font rêver, nous évoquent des paysages sublimes, nous propulsent vers des contrées lointaines ; d’autres, durs comme du titane, nous glacent d’effroi.
Les mots ont ce pouvoir de nous transformer, grâce à leur capacité d’évocation et de suggestion.
Le mot ramage est l’un d’entre eux, il évoque un passé pas si lointain, où les oiseaux, beaucoup plus nombreux alors, nous enchantaient. Un monde rural révolu, où la nature qui faisait partie du quotidien des femmes et des hommes, nourrissait leur imagination aussi bien qu’il remplissait leurs tonneaux, garnissait leurs greniers.
Malheureusement, des monstres de métal réduisirent au silence les halliers – un autre mot magique disparu lui aussi, rendant muet non seulement l’oiseau et tant d’autres animaux mais aussi le chantre qui s’en inspirait. La Poésie, source de connaissance, fût bâillonnée au nom d'un soi-disant progrès…
N’est-il pas remarquable que le mot « ramage », du latin ramus, désigne à la fois les arabesques de rameaux fleuris et le chant des passereaux dans ces mêmes ramures ?
Quant au roi des forêts, il perd ses bois avant qu’il ne ramage à nouveau au printemps sous l’action d’une poussée de testostérone, tandis que le ramier fait son nid de rameaux enchevêtrés.
Tâchons de décoder cette langue mystérieuse, celle qui flotte dans l’air, entre le sol et le houppier des arbres, jusqu’au ciel. Ses mots nous semblent hermétiques, parce que notre esprit, fonctionnant à huis clos, ne laisse pas passer le moindre souffle d’air. Il est devenu complètement étanche à l’essentiel, c’est-à-dire au divin de l’âme.
Ecoutez le tendre fredon murmurer…
« Moi, je t’offrirai des perles vermeilles,
Venant d’un pays gorgé de soleil… »
Pour nous retrouver et se retrouver les uns les autres, il nous faut donc comprendre le langage des oiseaux. Pour cela, il est nécessaire de faire confiance à notre super logiciel d’intelligence naturelle (S.L.I.N.)
Nous apprendrons, d’abord, que les sons émis par les oiseaux sont de subtiles particules, volatiles, il va sans dire. Cette révélation de la plus haute importance, mise à part, nous apprendrons ensuite qu’ils sont des messages envoyés, entre l’espace visible, et cet autre espace qui, la plupart du temps, nous échappe, et que l’on atteint, rarement il faut bien l’avouer, par une sorte de faille, entre deux couches, située dans une région intermédiaire, un delta en quelque sorte constitué d’alluvions déposés au cours de notre lente évolution.
Mais, ce n’est pas fini, qu’y a-t-il donc à l’embouchure du fleuve de la vie ? Cela, nous aimerions bien le savoir, n’est-ce pas ?
Le langage des oiseaux est l’un des moyens pour le savoir. En effet, puisque, par nature musicale, il est le truchement poétique (du grec poiêtikos, l’art d’émouvoir, de rendre sensible les âmes) au moyen duquel, il est possible d’accéder à un autre état de conscience dont les oiseaux seraient en fait les messagers, des dieux dit-on.
Les dieux représentés dans toutes les civilisations sous des aspects différents, n’étant qu’une ébauche d’une réalité plus profonde, et plus merveilleuse encore.
Mais quel est cet état ? Cela, nous voulons le connaître !
Disons tout d’abord, qu’il n’est l’effet d’aucun psychotrope, et qu’il faut être d’esprit sain(t) pour l’appréhender dans son essence la plus profonde.
Interrogeons le poète ! Lui sait ! Que voit-il ?
« Une mer libre, et mouvante
Flottant par-dessus des montagnes,
Sous une épaisse couche de glace animée
D’aubes jaillissantes ! »
Haïku encéladien
Certains compositeurs**, certains peintres, écrivains, philosophes ont parfois approché ce moment de basculement inouï, et déclenché d’ineffables envolées métaphysiques.
Comme les bras d’un fleuve, cet état est la ramification ( le ramus encore) d’une conscience infini, donc sans limites et hors du temps…
Mais encore ?
Vous nous en demandez trop ! Cela suffit ! Comment pourrions-nous décrire l’Indescriptible ? Nommer l’Innommable ?
Et puis, « à vouloir tout dire, il faut savoir se taire ! »
Vous voudriez que l’histoire à peine commencée finisse déjà ? Que l’esprit s’endorme au bout d’une nuit fardée de balivernes, plus extravagantes les unes que les autres ?
En somme, vous voudriez que l’on vous dise quoi penser ?!?
Qu’à cela ne tienne, vos despotes sont de tristes sires et leurs sbires, d’affligeants comiques aussi dangereux que versatiles ! Nul doute, qu’ils vous feront avaler des couleuvres, "des vertes et des pas mûres", cuites pendant des heures à la broche démocratique !
Il ne tient qu’à vous de résister ! Prenez votre destinée en mains ! Assez tergiversé !
Mais comment ?
« Prenez une plume blanche, étanchez la de gouttes d'arc en ciel,
puis, esquissez une branche, un oiseau de toutes les couleurs viendra s'y poser »
Ecoutez plutôt : il vous faut prendre un chemin, seul, peu importe lequel, enfin pas tout à fait, un chemin qui mène loin de l’agitation du monde. Pas besoin de cartographie, vous pouvez vous perdre, ce n’est pas grave puisque vous allez vous retrouver avec vous-mêmes. Et pouvoir, - insigne privilège-, enfin goûter aux délices de la solitude…
La forêt, c’est bien pour ça et pour d’autres choses aussi… les sangliers vous le diraient sans doute. Pour se souiller, ils ont des coins de forêt très à propos et plutôt fort sympathiques.
Concédons que c’est un peu effrayant de se retrouver face à soi-même, en tête à tête, parce que votre double est, généralement, aussi perdu que vous-mêmes. Mais à deux on est plus fort, vous savez bien, « un pour tous, tous pour un ».
Les pics, eux, n'y vont pas par quatre chemins : ils cognent sans se prendre la tête, ou si peu !
Sauf qu’il ne s’agit pas de force physique ; d’ailleurs regardez-vous, sans vouloir vous offenser, vous n’avez pas la carrure de Mohammed Ali.
Non, il s’agit en ces temps précieux de développer vos capacités suprasensibles.
La première étape consiste à apprendre à écouter l’air qui circule dans le système racinaire d’un grand chêne, jusqu’aux confins de sa plus infinitésimale radicelle ! Ce n’est pas si compliqué, il faut juste ne pas être pressé ; l’avantage c’est qu’on peut s’asseoir à l’ombre.
Dans l’idéal, il faudrait pouvoir écouter au moins pendant un siècle ou deux, juste le temps que votre arbre gagne en maturité.
Sauf que les chênes de cet âge-là se font, malheureusement, de plus en rares…
A défaut d’être patients, vous voilà au moins renseignés, ça, vous ne pouviez pas le savoir, puisqu’on ne vous l’a jamais dit auparavant, évidemment.
Si vous écoutez suffisamment longtemps, sans bouger, vous allez prendre racine. C’est pas mal non plus parce que vous commenciez à avoir soif, et comme la nappe phréatique est à quelques mètres sous vos pieds endoloris, il n’y a plus qu’à siroter la sève minéralisée.
Vous voilà purifiés, en osmose totale ! Ce n’est pas trop tôt : depuis combien de temps, étiez-vous dans le cirage, à ruminer votre désespoir, les zygomatiques au fond des chaussettes ?
Ne dites-rien, ce n’est plus la peine : tout cela relève désormais de l’histoire ancienne, des croisades du temps d’avant… Inutile de ressasser votre passé douloureux, vous ne feriez que le revigorer.
Devant vous, il y a un jardin extraordinaire à explorer, au visage d’enfant.
Quelques conseils aux abois : pour survivre dans la nature, il est utile d'être passé maître dans l'art de l'évitement. Par exemple, sauf si vous êtes adeptes de sensations fortes, éviter de vous planter à l'entrée d'une tanière d' ours ou sur une fourmilière. Enfin, c’est vous qui voyez.
Si par malheur, un giboyeur sans vergogne s'avance vers vous, au pire faites le mort...
Au mieux ralentissez votre respiration sans cesser de respirer, quand bien même, cette occurrence risque de vous arriver "in fine" !
A force de ne plus bouger, vous courrez aux ankyloses, n'y pensez pas ou tentez la lévitation, en veillant à ne pas vous faire remarquer.
Ne vous inquiétez pas, non plus, de la couleur verte que prennent vos mains, ni de vos doigts moussus ; en fait tout votre épiderme est en train de capter l’énergie solaire. C’est bon signe : la photosynthèse agit jusqu’aux tréfonds de vos fibres.
Au bout d’un moment, -c’est variable selon les individus, sans doute certains n’y arriveront jamais-, vous entendrez peut-être votre cœur battre pour la première fois. Qui plus est, en complète harmonie avec ce qui vous entoure. Pour la première fois, vous saurez ce qui signifie l’interdépendance de tous les êtres vivants (et des bienheureux aussi, puisque leur décomposition sert au recyclage de la matière organique, aidés qu’ils sont par une myriade de bactéries et autres microorganismes plus voraces les uns que les autres !).
Puis, juste avant que ne revienne le printemps, il va se passer quelque-chose, à la condition expresse d’être resté silencieux jusque-là. Mais vous apprenez vite.
En fait, les filles du vent glacé vont venir nous rendre visite ; pas vous en personne, il ne faut pas prendre ses rêves pour des réalités. D’ailleurs, vous n’êtes plus personne, ça ne sert plus à rien d’être quelqu’un maintenant, puisque vous faites partie du tout dans cette étrange forêt.
Et là, le miracle se produit : les filles du ciel, -c’est inespéré ! -, viennent, l’une après l’autre, se percher sur vos branches sous lesquelles se trouvent les pépites dorées. Elles savent où les trouver, dans l’inextricable enchevêtrement sylvestre.
Qu’est-ce donc que ce trésor que vous n’aviez remarqué ?
Un petit arbuste au feuillage vert luisant et portant rameaux épineux chargées de drupes rouges. Il faut les voir, les filles jolies, avec quelle dextérité, elle se jouent des aiguilles. Avec leurs becs, elles tricotent une cape qui les rend invisibles.
Voici révélé leur secret, à nul autre pareil :
par leurs baisers répétés, les filles du ciel ont conféré à cet arbrisseau, le don de se régénérer.
En effet, cet arbuste, au nom chatoyant de prince d’Orient, porte des perles rouges luisantes qui les subjuguent. Celles-ci, avec d’autres baies, assurent en grande partie leur subsistance pendant la morte saison. Les oiseaux s’en délectent, le mot est faible tant ceux-ci s’en repaissent ; particulièrement le genre turdus qui, en les mangeant, anticipe leur germination future à des kilomètres à la ronde.
Il s’agit d’un échange de bon procédé, en quelque sorte.
"je te nourris, tu me propages !"
Telle est la devise des sages !
C’est ainsi que le houx sous diverses variétés, dont le fameux maté, s’est répandu sur tous les continents, hormis l’Antarctique*, on s’en doute.
Ilex aquifolium ainsi le dénomment savamment les botanistes ; d’une part, en raison de sa ressemblance avec le chêne vert (ilex) lui-même appelé faux-houx, et d’autre part, parce qu’il arbore fièrement, sur ses feuilles persistantes, des aiguilles (acus) particulièrement acérées !
Nous vous recommandons, au passage, de ne jamais prendre en grippe un lorrain au risque d’être confronté à « Qui s’y frotte, s’y pique… » ; car, généralement, l’impudent s’en souvient longtemps !
Le houx peut constituer, à lui seul ou avec le concours d’autres espèces, des haies impénétrables dont on se demande bien pourquoi, ces dernières ont été remplacées par des kilomètres de fil barbelé ou, dorénavant électrique ?
Comme le buis, il pousse lentement, de l’ordre de quelques millimètres par an à son rayon.
Particulièrement rustique, il peut vivre plusieurs siècles.
Ilex aquifolium vit en couple séparé, ça évite un certain nombre de « scènes d’effeuillages ». C’est donc une plante appelée dioïque (littéralement « à deux maisonnées »). Pieds mâles et femelles portent en avril des petites fleurs blanches particulièrement nectarifères. Comme il se doit, les étamines échoient au premier, tandis que les fleurs femelles se caractérisent par un pistil proéminant.
Pour se rencontrer, mâles et femelles ont donc besoin d’insectes auxiliaires, notamment les abeilles, sauvages ou domestiques, peu importe, pourvu que celles-ci assurent l’indispensable pollinisation.
Plus tard, les fleurs fécondées donneront des baies cylindriques parfaites qui resteront longtemps sur les rameaux, à moins qu’elles n’aient été goulûment avalées, une à une, en un rien de temps.
Mais qui sont les filles du ciel ?
Apprenez, tout d’abord, qu’elles appartiennent à deux sous-espèces :
Aucune des deux ne niche en France.
-
Turdus coburni essentiellement présente en Islande et aux iles Féroé.
-
Turdus Iliacus : la plus courante des deux, niche en Europe du Nord, de la Fennoscandie aux pays Baltes**, et dans toute la Russie.
La grive iliaque est appelée plus communément grive mauvis.
Attardons-nous sur l’origine de ces deux noms ; en fait, l’un et l’autre semblent associés, le nom latin iliacus désigne les flancs, les hanches (d’où, en anatomie, l’os iliaque et les muscles qui s’y rapportent).
Le terme mauvis est plus ambigu. Celui-ci vient-il de l’italien malva qui signifie mauve et toutes sortes de fleurs de cette teinte, rose trémière, mauve, passerose etc ?
Une chose est sûre, qu’il s’agisse du nom anglais (redwing), de l’espagnol (zorzal alirojo), de l’allemand (rotdrossel), une constante linguistique s’impose, ayant trait aux flancs et au-dessous des ailes de l’oiseau de couleur rouge ou rouille. Elle permet, entre autres signes, de distinguer l’espèce.
Remarquez les sourcils blancs, très prononcés, visibles de loin, une queue relativement courte, une poitrine blanche grivelée, c’est-à-dire mouchetée de taches brunes, elles-mêmes disposées en lignes irrégulières et discontinues.
Quant au mot grive (turdus en latin), celui-ci semble faire consensus : il viendrait de l’ancien français, griu, signifiant « grec » car, par le passé, on considérait la Grèce comme le pays où beaucoup de ces oiseaux passait la mauvaise saison.
L’aire d’hivernage est en fait bien plus étendue, puisque iliacus est observé sur une vaste latitude, correspondant à une grande moitié sud de l’Europe jusqu’en Afrique du Nord.
Les grives mauvis présentes partout en France pendant l’hiver, proviennent en grande majorité de Fennoscandie**.
Durant cette période, les grives, adoptant un comportement grégaire, occupent toutes sortes d’habitats variés qui leur permettent de s’alimenter ; les zones boisées, les garrigues, les vergers, oliveraies, vignobles leur offrent notamment les baies de houx, d’aubépines, de sorbes, et autres fruits délaissés dont elles ont besoin pour passer l’hiver.
Elles s’associent ponctuellement aux autres espèces de grives, en particulier les litornes avec lesquelles elles forment des petites troupes erratiques et des dortoirs bruyants.
En outre, elles partagent grosso modo les mêmes voies de migration, de la façade Atlantique à l’Est du pays, jusqu‘au pourtour méditerranéen.
La grive litorne, (turdus pilaris) quant à elle, tiendrait son nom vernaculaire d’un mot d’origine picarde plutôt obscur. Lutron désignant un lambin. La litorne lambinerait-elle, ne quittant qu' à regret le muscadet ?
Mais le plus étonnant, c’est qu’il lui arrive d’en abuser, au point de se retrouver ivre à moitié, l’œil hagard, tenant à peine sur ses pattes.
Et pour tout dire, complètement « étourdie », du bas latin exturdire, où l’on devine bien l’étymologie de turdus, le genre auquel toutes les grives et les merles appartiennent.
On l’appelle aussi la jocasse, sans doute en raison de ses cris de contacts puissants, si particuliers, du fait qu’elle semble jacasser, justement !
Le nom anglais (fieldfare) nous renseigne sur leur comportement. Il leur arrive en criant gare, de faire des allers-retours entre un arbre et un champ. Les unes après les autres, dans un ballet virevoltant.
S’entraînent-elles à se faire peur, afin de se maintenir toujours aux aguets ?
En revanche, le nom italien ,cesena du latin caesius nous révèle en partie la couleur de son plumage, « gris-bleu » sur le cou et la tête ainsi que sur le bas du dos.
La queue est sombre, un peu longue. Surtout, elle arbore, elle aussi, une poitrine grivelée et des flancs de toute beauté.
La grive musicienne participe également à la razzia des baies de houx, mais elle ne semble pas aussi agile que les litornes pourtant plus grosses, ni surtout comparée aux mauvis capables de contorsions insensées, pour ne rien perdre du festin.
Epilogue
Il se raconte qu’à la fin de la saison des aurores boréales, quand celles-ci disparaissent dans la lumière du jour, les filles du ciel se rendent par centaines de milliers en direction du cercle polaire.
Quelque part, enfoui profondément dans le permafrost, se trouve le tombeau du Génie du froid.
Les filles du ciel viennent s’y recueillir chaque année, pour y chanter un hymne d’amour des plus fraternels.
Quand elles sont toutes revenues des pays gorgés de soleil, elles se rassemblent en cercle ; puis tout en battant frénétiquement des ailes, entonnent un immense chorus qui s’élève, crescendo, jusqu’au ciel.
Le climax atteint, toutes subitement se taisent ; et là, au plus fort de la transe, dans un silence assourdissant, le Génie du froid sort de sa torpeur glacée. La douce haleine des filles du ciel le fait s’ébranler.
L’histoire relate que, chacune d’ elles lui a rapporté, -sublime oblation-, une perle vermeille, réchauffée dans ses flancs.
On dit aussi que, c’est la raison pour laquelle la banquise s’ébranle et se disloque, durant les quelques semaines d’été.
Bientôt, l’Esprit du froid, sera figé pour la nuit des temps ; mais ses lèvres craquelées égrènent, en tremblant, quelques mots qui disent seulement :
« Let me, let me, freeze again ; let me, let me freeze again, to death ! ****»
Denis Wagenmann, le 12/02/2023
Indications chronologiques :
Avril 2020 : les houx fleurissent abondamment, dans les sous-bois de la châtaigneraie cantalienne.
Le 03 février 2021 : les premières grives mauvis sont notées, en retour de migration pré-nuptiale.
A partir de ce jour-là, jusqu’au 27 mars 2021, leur nombre ira en s’accroissant ; certains jours elles semblent absentes ; puis, elles réapparaissent toujours aussi actives dans les houx ou se nourrissent dans les prés, en compagnie des étourneaux ou d’autres grives, musiciennes et surtout litornes. Les draines seront moins concernées par ce remue-ménage incessant, particulièrement significatif les matins entre 9 et 11h.
Les prises de son illustrant cette page ont été réalisées, approximativement dans ces créneaux horaires, entre le 13 février 2021 et le 21 mars 2021 en Châtaigneraie Cantalienne (Sud Cantal , limite Aveyron), à 450 mètre d'altitude.
Exception faite pour les grives litornes enregistrées le 28 mars 2021 près de Magazone en Lozère.
Le 27 mars 2021, les grives mauvis semblent agitées, et partiront toutes ou presque ; de nombreux cris de contact seront relevés encore en soirée.
Hiver 2021/22 : les grives mauvis se manifestent peu cet hiver-là ; sans doute parce que les houx avaient peu à leur offrir.
Le 25 décembre 2022 : des petits groupes de litornes sont observées ; une grive draine chante le 06 janvier 2023 ; les premières grives mauvis sont notées le 08 janvier quelques jours avant un refroidissement un peu partout en France. ; elles resteront trois semaines environ.
Nous réaliserons pendant cette période des photos de leurs agapes dans le seul arbuste portant fruits dans notre jardin. Les grives, mauvis d’abord, puis rejointes par les litornes et quelques musiciennes, dévaliseront le butin. Deux musiciennes locales finiront le travail en glanant les baies tombées au sol. Pas un seul fruit ne restera sur l’arbuste.
Une grive mauvis esseulée est observée au sommet d'un grand sapin Douglas, le 21 février 2023. Elle émet les sifflantes caractéristiques de contact et des keh d'appel.
Déjà, des grives litornes se pressent pour partir.
Notes :
*Prophétesse dans la mythologie celte et germanique ; selon l’historien romain, Tacite, elle aurait prédit la chute de l’empire romain
**pour ne citer qu'un exemple, écoutez l'oeuvre splendide intitulée "le rappel des oiseaux" de Jean Phipppe Rameau, compositeur au nom prédestiné, s'il en est.
***Fennoscandie : région du nord de l’Europe, formée de la Finlande (fenno-) et de la Scandinavie (scandi-, c’est à dire la Norvège, la Suède et le Danemark).
Pays baltes , bordés par la mer baltique, c’est-à-dire, du nord au sud, l’Estonie, puis la Lettonie et enfin la Lithuanie.
**** d'après "what power art thou" l'air sublime du génie du froid dans "Le Roi Arthur", acte 3 d'Henry Purcell.
Prolongements recommandés :
-
Article « Les houx » de David Happe (Revue Espèces sept-nov 2020)
-
Article « Houx » par Gérard Guillot Site Zoom Nature 2023 https://www.zoom-nature.fr/
-
Article « la première écoute de la vie intérieure d’un arbre a été inoubliable » par Mathias Arrignon Site 4’33 magazine : https://www.4-33mag.com/
-
Atlas des oiseaux migrateurs de France éditions Biotope/LPO 2022
-
Henriette Walter et Pierre Avenas : la mystérieuse histoire du nom des oiseaux ed. R. Laffont 2007
-
Article « Explorer l’océan sous la glace » par Guillaume Langin/ Ciel et Espace, février /mars 2023